Je survole la plaine, mes yeux percants d'aigles suivant mon ombre qui file a toute allure sur le l'herbe verte. J'entrevois entre deux battements d'ailes un reflet aveugle de desespoir d'une vieille lame abandonnee ici avec des milliers d'autres... Le soleil me tape sur le dos, je sens ma tete devenir lourde. Je replie mes ailes et me laisse tomber, mon corps se laissant attirer par la terre. A quelques metres du sol, ce n'est plus un aigle qui tombe, c'est une louve noire qui atterit delicatement sur ses pattes anterieurs, le regard de nuit.
Un corps d'humain ne me serait d'aucune utilite en ces plaines: l'herbe y fait de trois a quatre metres de haut, et meme pres de la foret, ou elle est la plus basse, elle arrive a mi-hauteur des troncs d'arbres. mon apparence de louve, parcontre, me permet de me frayer un chemin parmi ces hautes herbes sans probleme, avec rapidite et souplesse, et sans me perdre.
On a beau appele cela une plaine, le terrain n'est absolument pas plat. Le sol est jonche de trou, de pierres, de crevasses et meme de failles. Il arrive qu'un tas de roches forment un ilot au milieu de la mer verte. C'est d'ailleur ce qui explique l'affection qu'avaient les generaux pour cette plaine: elle offrait le camouflage parfait. Bien sur, il en devenait dur de se battre, mais ce n'etait pas vraiment ce qui leur importait le plus.
Je progresse a l'ombre de l'herbe qui me chatouille les cotes. Des cieux, la plaine m'avait l'air douce, innofensive, et pourtant, lorsqu'on s'y trouve, on se sent mal a l'aise, traque, parce qu'il fait sombre, parce qu'il fait froid, et parce que le monde semble avoir ete avale par l'herbe. Mais moi je m'y sens bien.
Je sais que tout ceci n'est qu'une reconstitution, une replique du paysage passe. Que rien n'est vraiment reel. Quand nous sommes revenues, Arthisa et moi, il ne restait de cette plaine qu'une etendue de squelette. La mer d'herbe etait devenue la mer des morts. Certains etaient restes la depuis la nuit des temps, d'autres etaient plus recents. Je sais qu'ils sont toujours la, le visage ricannant, se moquant d'eux meme, parce que le monde avait ressucite mais qu'eux etaient toujours bien morts...
Je marche. Soudain, ma patte se heurte contre un crane, qui roule un peu, puis s'immobilise. Et il me tourne le dos.
Je m'assied et tourne ma fine tete de louve vers son corps, corps abandonne d'un soldat, d'un brigand, ou peut-etre meme d'un general, la main crispee sur une hache, et de ses habits, plus rien... Je l'observe, et je ne me demande pas qui il fut, ni pourquoi ni comment ni quand il est mort la.Il est mort la. N'est-ce pas suffisant? Combien de personnes m'ont trouvees avec ma faux en ce lugubre lieu? Combiens encore rendront l'ame ici meme? Je secoue la tete et reprend ma route, mon regard s'attardant sur la hache rouillee du mort...